Igaku Island

Un matin à l’aube. Les premiers rayons du soleil faisant leur apparition par l’unique lucarne du bureau. Un vieil homme aux cheveux gris, enfin pour ce qu’il lui reste, plongé dans la lecture d’un énorme almanach. Une paire de lunettes masquant une partie de son visage ridé. Une odeur de vieux papier et de bougie, mélangée à celle de la poussière, donnait l’impression de pénétrer dans l’antre d’un vieux magicien, tel les histoires de nos enfances.

- Entre Ichi. N’ait crainte. Dit le vieillard sans prendre la peine de lever les yeux.

Huit semaines que j’avais été débarqué ici. L’intégration m’était difficile. Ce vieil homme était le doyen, celui qui savait tout, enfin c’est ce qui se disait. Il m’avait demandé d’être là sans faute ce matin là. Mais pourquoi ?

- Bien, assieds-toi mon grand. Nous avons à parler.

Je pris, par le dossier, le fauteuil qui lui faisait face, afin de m’y asseoir. De près, mon interlocuteur paraissait encore plus vieux et ridé. Il avait, c’est sûr, dépassé la centaine d’années.  Il ferma avec une extrême prudence le manuscrit qu’il tenait dans ses mains, avant de le poser sur l’étagère qui trônait à sa gauche. Une fois ses lunettes repositionnées sur son long nez, il releva la tête. Ses petits yeux m’examinèrent pendant quelques secondes.

- Ichi. Sais-tu qui je suis ?
- Oui, monsieur. Enfin je sais juste ce qu’on m’a dit de vous.
- Et qu’est-ce qu’on t’a dit alors ?
- Que vous êtes le doyen de cette île. Vous êtes le plus ancien médecin de la Marine encore vivant. Et ... que vous savez tout.
- Kreshshshsh ... se mit à rire le vieillard. On aurait dit qu’il allait s’étouffer tellement il devint rouge. Huf Huf Huf ... Non, Ichi. Ne crois pas tout ce qu’on te raconte. Je suis juste un vieux médecin de la Marine qui aimerait finir ses jours en paix.

J’étais vraiment déstabilisé. Cet homme était probablement le plus étrange que j’ai pu avoir l’occasion de rencontrer dans ma courte vie. Et son rire était terrifiant. Un mélange de convulsions et de joie. Mais qu’est ce que je faisais ici moi ? Une fois remis de ses émotions, il reprit.

- Bon, comment te sens-tu parmi nous ?
- Bien, monsieur, même si j’aimerais retourner sur mon île.
- Et que voudrais-tu aller faire là-bas ?
- Retrouver mes parents bien sûr.
- Sottises ! hurla le vieillard. Les flammes ont rongé tout ce qui existait. Seul l’océan a pu les arrêter. Tiens, lit ça, lui dit-il en lui tendant le journal de la veille.

« Un affrontement entre de mystérieux  pirates et la milice de l’île des Gorgones a fait rage dernièrement. Malgré l’intervention de la Marine, l’île a quasiment été rasée. Quelques habitants ont pu être évacués par un navire du gouvernement. Il n’y a, malheureusement, aucun survivant à dénombrer sur l’île. Nous n’avons pour le moment aucune information sur l’identité du groupe de pirates responsable de l’attaque. La Marine n’a pas souhaité communiquer sur l’affaire. »

Le journal ne laissait aucun doute... aucun survivant. La nouvelle me terrassa. Elle me traversa tel un poignard, mon cœur se brisa, les larmes montèrent. La colère, la peur, la tristesse, toutes ces émotions et sentiments se mélangeaient. Je perdais pieds, comme si le temps s’arrêtait.


Le doyen me ramena à la réalité. Sa voix résonnait dans ma tête, mais impossible de discerner ses paroles. Ichi ... Ichi ... Le journal me glissa des mains puis tomba au sol, ouvert. Ichi ... Tu dois te reprendre... Mon corps était lourd. Je pensais à tout, à rien.

« Ichi, la réalité est souvent difficile. Chaque homme et femme dans sa vie doit affronter des évènements terribles. C’est notre lot à tous. Tu dois faire ton deuil et réfléchir à ce que tu vas faire.
- C’est... horrible...
- Je sais mon garçon. Ta douleur doit être énorme. Mais tu dois te reconstruire avec. Tu ne dois pas la subir. Elle doit te rendre plus fort. »

Ces paroles me suivirent longtemps. Encore aujourd’hui, elles résonnent dans ma tête. Les jours passèrent, difficilement. Les souvenirs joyeux et douloureux se confondaient. Mais l’envie et le soutien de ceux que je côtoyais ici me redonnait vie petit à petit. Les premiers temps, je restais enfermé dans la pièce qui me servait d’appartement, de refuge ou de cellule. Je ne parlais presque plus, ne mangeais guère. Le seul moment où je mettais le nez dehors, c’était pour aider aux soins, lorsque de nombreux blessés arrivaient. Par l’intermédiaire du doyen, le corps médical, ayant appris mes compétences, m’ont demandé de les assister.

C’est en grande partie grâce à ça que j’eu réussi à me sortir de mon silence et de ma déprime. Aider, soigner, sauver, était devenu mon quotidien. Je me sentais de plus en plus épanoui quand je voyais le rétablissement d’un blessé, auquel j’avais participé à ses soins. Je ne voulais plus voir mourir quelqu’un, inconnu, ami, ennemi, pirate ou Marine. Si un patient venait à mourir, il y aurait sûrement une personne quelque part de malheureuse.

On me nomma, au bout de quelques semaines comme infirmier au service de chirurgie. Service où les cas de blessures les plus graves étaient affectés.

Ce jour là, on amena un homme gravement touché. D’après le rapport, il faisait parti d’un groupe de pirates que la Marine avait tenté d’arrêter alors qu’ils dévalisaient un village de pêcheurs sur West Blue. L’affrontement aurait été très violent, faisant de nombreux blessés des deux côtés. La plupart des vandales auraient réussi à prendre la fuite, laissant deux des leurs derrière eux. Honteux. Notre homme allongé là, a été ramassé à moitié mort. Apparemment il aurait reçu plusieurs balles dans la poitrine, lui ayant causé une hémorragie importante.

Le médecin que je devais assister me demanda d’effectuer les premiers soins en attendant qu’il arrive. Le pirate était inconscient, la chemise sur son torse imbibée de sang. Je lui ôtais avec prudence, car je n’avais aucune idée de l’étendue de ses blessures. Cinq, je pouvais déjà observer cinq plaies probablement causées par les balles, comme l’indiquait le rapport. Comment pouvait-il être encore en vie ?

Soigneusement, j’attrapais les compresses et le désinfectant pour nettoyer le sang qui recouvrait son torse. Cela dévoila un tatouage de chaque côté de son abdomen, encore une tête de mort, quelle originalité...

Le médecin entra.

« Ichi, j’ai pas le temps de m’occuper de celui là. Un Contre-amiral est arrivé blessé. Je dois le soigner au plus vite. »
« Mais... On ne peut pas le laisser comme ça »
« Il faut savoir faire des choix Ichi, et entre sauver un Marine ou un pirate, il n’y a pas à réfléchir me concernant ! »

J’étais choqué. Je comprenais que sauver un membre de la Marine ou un civil était une priorité, mais tout le monde méritait d’être soigné. Qu’est-ce que je devais faire ? Aller aider le médecin ou tenter de soigner ce pirate ?

La décision fut vite prise. Si je le laissais, il allait se vider de son sang. Même si les pirates étaient nos ennemis, les laisser mourir nous réduisaient à être comme eux. Je pris tous les instruments dont j’allais avoir besoin. Je savais ce qu’il fallait faire, j’avais appris tout ça durant ces dernières années avec Bunji, et vu faire depuis que j’étais sur l’île. Mais faire moi-même, c’était un cran au dessus. Cette fois si je me trompais, cela pouvait être fatal.

Je pris mon courage à deux mains et commençai. Anesthésie, préparation, incision, intervention puis enfin les sutures.  Après plus de trois heures de concentration, j’étais épuisé, mais soulagé. Toute l’opération s’était plutôt bien déroulée. L’homme était encore vivant, pour savoir s’il était sauvé, il faudrait encore attendre son réveil et comment il récupère.

Alors que j’ôtais ma blouse, une voix perça le silence de la pièce. Elle venait de l’extérieur, c’était celle du médecin qui me cherchait. Je me précipitai dehors.

« Ah Ichi, tu es là. Je t’ai attendu pour le Contre-amiral. Où étais-tu ? »
« J’ai opéré le pirate docteur. »
« Quoi ? Tu as opéré ? Toi ? Mais qui t’en as donné l’autorisation ? »

Il entra en trombe dans la pièce où je venais de passer les dernières heures.

« C’est pas vrai Jatro ! Ca ne va pas se passer comme ça ! Tu vas avoir des comptes à rendre ! Suis-moi ! »

Trois jours, trois longues journées enfermé dans l’unique pièce qui me servait d’appartement. Le fait d’avoir sauvé ce pirate, allait peut être me couter très cher. En fait, je n’en savais strictement rien. J’étais assigné à résidence, en attente de délibération sur mon cas. J’étais plutôt perdu, je n’avais fais de mal à personne, au contraire, j’avais probablement sauvé un homme. En fait, ça non plus je n’en savais rien, car depuis la fin de l’opération, aucune nouvelle de ce qu’il se passait dehors. Aucune idée si le blessé avait survécu, si mes soins avaient été bénéfiques. Les hauts gradés de la base devaient statuer, et moi, attendre que le verdict tombe.

Je profitais de ces quelques jours de solitude pour continuer à m’entrainer à l’utilisation des aiguilles et de ma dague. Tout y passait, oreiller, matelas, meubles, n’importe quelle forme ou matière était utilisée. D’abord pour l’acupuncture, travailler la dextérité de mes doigts et mes poignets, la finesse d’exécution de mon geste, sa rapidité et sa précision. Puis le lancé d’aiguille, mon objectif était d’arriver à toucher une tête d’épingle à quelques mètres de moi, mais le résultat laissait encore à désirer. Le combat au corps à corps (et d’ailleurs le combat en général) était vraiment mon point faible, mais à la vue du monde qui m’entourait, il était nécessaire que je progresse. La dague était vraiment l’arme avec laquelle je me sentais le plus à l’aise, légère, maniable et peu encombrante. Pour le moment, il faut bien l’avouer, elle me servait plus dans mon quotidien que pour me battre.

Au matin du quatrième jour, un marine armé vint ouvrir la porte.

« Ichi Jatro, veuillez me suivre, vous êtes demandé au bureau central »

J’obéis. Arrivé sur place, je me retrouvais devant un véritable jury. Trois officiers de la Marine assis derrière un imposant bureau de bois. La mouette de la Marine affichée sur un énorme drapeau accroché au dessus d’eux. Les trois hommes qui m’attendaient n’étaient autres que le doyen, le Contre-amiral en charge de la base ainsi que le médecin qui me supervisait depuis le début, et qui indirectement m’avait amené ici aujourd’hui.

Le Contre-amiral n’était pas un homme impressionnant au premier regard, mais une lueur de détermination se dégageait de ses yeux. Il ouvrit la parole en premier, d’un ton grave et ferme.

« Ichi Jatro. Vous êtes ici car vous avez enfreint les règles de la Marine. Premièrement en négligeant les ordres d’un officier ici présent, et deuxièmement en opérant un patient sans la présence d’un médecin. Malgré que vous ne soyez pas un Marine, ici, vous êtes sous notre responsabilité. Et ces actes ne sont pas tolérables. Qu’avez-vous à dire ? »

« Contre-amiral. Avec tout le respect que je vous dois, sachez que j’assume complètement mes actes. Il m’a semblé vital de sauver cet homme, malgré que ce soit un pirate. J’avais la possibilité de le faire, il m’était impossible de le laisser mourir, alors que j’avais tout en main pour le soigner. »

« Savez-vous comment il va ? »

« Non, Contre-amiral »

« Il s’en est sorti. Enfin, c’est bien parti pour, il a repris connaissance quelques heures après qu’on vous ait emmené. Il est encore en soin, mais il devrait être emprisonné sous quelques jours. »

« Je suis heureux de l’entendre, Contre-amiral »

Le visage de l’officier s’adoucit. Il s’adossa à son siège.

« Comment te sens-tu ici ? »

« Bien, Contre-amiral. »

« Bien, et que souhaites-tu faire de ta vie ? »

« Je souhaites découvrir le monde Contre-amiral. Mais avant tout, aider, soigner et secourir ceux et celles qui en ont besoin. »

« C’est très noble de ta part tout ça. Mais personne n’est aussi lisse. Qu’est-ce qui t’anime au fond ? »

« Euh... mon passé Contre-amiral. Il y a des choses que je veux comprendre, découvrir. »

« Je vais être honnête avec toi, Ichi. Tu as outrepassé les règles en opérant par toi-même ce pirate. Mais c’est un acte qui a du te demander beaucoup de courage et de savoir faire. Dans la Marine, nous avons besoin de personnalités comme toi. »

J’étais estomaqué. Quel retournement de situation.

« Nous avons une proposition à te faire. Je t’offre la possibilité d’intégrer la Marine. Pour cela tu devras suivre, ici même, une formation pratique au combat, maitriser les lois et tout connaitre de nos procédures. Une fois fait, tu intégreras un équipage, et seulement là, tu seras nommé médecin. Tu pourras alors allier ta volonté à ta vocation. Qu’en penses-tu ? »

Alors là... je m’attendais à tout sauf à ça. Mais c’était une occasion merveilleuse à saisir.

« Je... j’acceptes Contre-amiral. C’est un honneur. »

« Attention Ichi. C’est un engagement fort, tu te dois de le respecter à chaque instant. Et te plier aux règles et ordres qui te seront donnés. Si tu es d’accord à ça, tu peux disposer. »

Quelques mois plus tard, je fus intégré à l’équipage du Contre-amiral Gulb, et nommé médecin. Une nouvelle vie commençait pour moi.